lundi 12 septembre 2011

11ème cyclosophale, Corse du Sud, édition 2011.3

3) Bonifacio-Aullène, par Sartène Je l’appréhende un peu celle-là, à cause de sa dénivelée. Le calcul de la dénivelée à partir de Google Earth était impressionnant. Bastien Fabre et Mario Labelle m’ont quelque peu rassuré. Le calcul de la dénivelée via l’évaluation satellitaire est farfelue. Les points que nous traçons sur le logiciel le sont dans l’à-peu-près. Ils peuvent se situer, pour le satellite qui les repère, tour à tour dans le ravin ou sur la falaise un peu à gauche ou à droite de la route, d’où l’augmentation conséquente de la dénivelée. Ce qui s’illustre parfaitement avec le tracé de la dénivellée obtenu à partir de GE. Dans la montée d’un col, il y a des pentes extrêmes sur quelques dizaines de mètres, suivies de redescentes, toujours sur quelques dizaines de mètres, non moins extrêmes. Openrunner donne des renseignements plus fiables. Sur le réel des routes, ce sera 130 km et 2400 m de dénivelée, assorti d’une pente maxi à 17%, notamment sur la petite départementale 548, aussi paisible que virulente. Dernier à passer dans la salle de bain-ouatère (« j’achille un bon coup », comme le dit mythologiquement notre camarade Cyclobasse), dernier à partir. Je retrouve Legroupe (des échappés, bien sûr) et nous roulons de conserve. De concert aussi. Ça flanche dans quelques sauvages montées qui nous font découvrir, en de brusques flambées, l’entrelacement toujours aussi fascinant de pointes rocheuses et de mer, de gris-rosés ardents, d’auréoles vert sombre et de bleu profond. J’en profite pour virer à droite vers Figari à la conquête de la modeste bocca di Laggiarinu (2A-0131) – forte pente où le dérailleur à la recherche du plus petit fait dérailler la chaîne. Ce qui me confronte au vide intersidéral des dents d’accroche soudainement disparues et c’est la chute, sans dommage. Sans dommage corporel mais non pas spirituel car tomber chaque jour entame la confiance dans la portance et dans la solidité du monde et de ses appuis. Demi-tour pour retrouver la nationale, seule route pour gagner Sartène, heureusement pas trop encombrée. Dans la dernière longue montée vers Sartène, je retrouve un Freddo à la dérive, s’écoulant sur le bord de la route. Il fait bien chaud. Puis ce sont J-B, Fred et Bernard qui me disent que Dimahi au volant de la dacia cherche un coin pour le pique-nique. C’est la bocca Albitrina (291). Une station service où je vais me ravitailler en coca – je prends le grand format – et voilà la dacia et son mahi de conducteur. Il a trouvé une plage, c’est à 13 km plus bas, un détour qui vaut le détour et même le voyage – rectangle à fond vert selon Michelin. Tizzano. Pour ma part, j’y passerai dans trois jours pour la bocca di Silicaja et la bocca di Capirossu et constaterai 17 km au compteur Polar, distance corroborée par Michelin. Notre méhari est enthousiaste, il aime le bord de mer et se propose de remonter les vélos après le pique-nique. Mais bien sûr, pour ceux qui le souhaitent, car il sait que les inconditionnels du vélocipède remonteront à vélo. Je ne me tâte pas bien longtemps (c’est impudique) car je sais que j’ai encore de la route à faire pour gagner Aullène par Pantano, Carbini, Levie et Zonza. Encore une fois les circonstances contrarient le regroupement cyclosophique. Au lieu que nous mangions à Sartène tous ensemble, je grignoterai au long des chemins de traverse – voire de rallonge. Je visite Sartène car je ne trouve pas la D148, faute d’indications. Après l’animation de Sartène, c’est la sérénité des petites routes comme on les aime, nous les cyclistes. Feuillus luxuriants, pas de voitures. La liberté à vélo. « Voici des ailes » comme le dit Maurice Leblanc, des ailes freinées par un revêtement en déroute et des montagnes russes qui convoquent irrémédiablement Newton et sa force de gravitation, Albert Londres et son image de forçats traînant des troncs d’arbres derrière leurs roues. Mais la plénitude des sensations à vélo est là, présente, comme dans le meilleur du périple à vélo. Bonne chaleur. De l’air, comme si vous n’étiez pas collés à la route. La Foce di Mela (2A-0325b) se mérite dans ses lacets finaux. Une jeune femme d’allure sportive, au volant de son 4x4, me prodigue force signes : de reconnaissance (est-elle cycliste ? fondeuse ? marathonienne ? randonneuse ?), d’encouragement, de complicité dans la conquête de l’inutile ? Toujours est-il que ça fait plaisir. Quelques habitations mais pas le moindre approvisionnement. Pantano, Tirolo, Orone déclinent autant de points hauts sur la sinusoïde que je décris. Et c’est Carbini et sa belle église pisane. San Giovanni Battista – une pensée pour le lascar, le baptiste – date du 12ème siècle, me dit le guide. « Les modillons sont sculptés de motifs géométriques, floraux, de figures humaines, l'abside conserve sa couverture originelle de teghje, le campanile du 12e a 7 étages et s'élève à 30 m. » Difficile à prendre en photo sans déformations intempestives … Quelques vieux du village, ou qui paraissent tels, regardent le touriste que je suis depuis leurs bancs, sur lesquels eux et leurs ancêtres usent leur fond de culotte depuis des lustres. De Carbini, il faut redescendre, c’est la surprise, pour passer le pont et remonter vers Levie. « Il suffit de passer le pont /C'est tout de suite l'aventure / Laisse-moi tenir ton jupon / J't'emmèn' visiter la nature. » Mais c’est mon vélo que j’emmène ou qui m’emmène et il n’a pas de jupon. Alors je tiens que l’guidon. Pas caréné mon vélo mais un beau chassis tout de même. On en a de drôles, de pensées, à vélo. Halte restauration à Levie. A la fontaine, en pente, pas moyen de retirer le pied de la cale et c’est encore la chute. Dieu de Dieu, quelle misère ! De Levie, cap au sud-ouest vers Ste Lucie de Tallano pour aller chercher le col de Piattone (2A-0665). Belle vue sur le versant, que je viens de parcourir, de l’autre côté du Fiumicicoli, lequel je viens de traverser sur le pont de Brassens, sans pouvoir identifier qui est Pantano, qui Foce di Mela, qui Tirolo ou Orone. Mais je sais qu’ils sont là, en face, incrustés dans les arbres et les rochers. Retour à Levie. De San Gavino di Carbini, la route gagne le col de Bulgara (2A-0737) avec de belles vues sur les aiguilles de Bavella. Un lacet bien venu pour franchir le Rizzanèse accorde au valeureux voyageur une vue d’ensemble sur le site de Zonza (BPF) – Beau Petit Fillage, à l’heure allemande. Mais Zonza n’est pas Aullène. Si le vélo fait oublier les dépenses qu’on lui consacre, nous faisant entrer dans l’éternité du mouvement, il arrive que le corps rappelle au cycliste qu’il va tout de même lui falloir redescendre dans la temporalité commune, quitter l’éternité et même descendre de sa monture. C’est ce qui m’arrive à Quenza. Je prends conscience que les plis de la montagne sont un peu trop boursoufflés, que les ponts nécessaires à la traversée des cours d’eau sont un peu trop bas. D’abord le torrent qui vient du col de Bavella et en amont du Monte Incudine, l’Asinao, ensuite le San Pietro qui lui est parallèle. Après, c’est Sorbollano, Serra di Scopamène. J’essaye d’évaluer les km restants. J’essaye de prévoir si je vais encore descendre ou encore monter avant d’atteindre Aullène et c’est bien là un signe intangible de lassitude physique. De la perte d’éternité et d’un regain d’obscurité du monde. Les jambes se rétabliront mais pour l’instant elles aspirent au repos. « On tend à considérer la métaphysique comme une sorte de nacelle pour nous élever vers le ciel avec des crochets célestes. Je la vois plutôt comme un véhicule lent, roulant au ras du sol, enregistrant les propriétés réelles des choses et la manière dont elles tiennent ensemble. » Claudine Tiercelin décrit bien là la métaphysique du vélo. Une métaphysique sous l’influence de la physique des particules et de la roue de la fortune. Une roue de la fortune, et non pas de fortune – sauf sur le vélo de Fred –, qui se métamorphose en roue d’Ixion pour un temps, avant que nous finissions, si nous n’y prenons pas garde, carbonisés. En lambeaux, traînant nos haillons sur le bord du chemin. Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera. Demain, une douce étape, mi-Dacia, mi-Look, c’est la pensée que je caresse. L’hôtel de la Poste sent bon la tradition, l’enracinement et l’accueil des voyageurs. Les amis cyclosophes sont là. Le monde est à sa place. Et après la fastidieuse montée des bagages au second, c’est le plaisir de la bière sur la terrasse. Ce sont les déjà-là qui sont les otages de l’ancien cyclotouriste, qui sort ses souvenirs, ses catalogues de parcours où sont notées les distances entre les villes et villages de la région, qu’il a parcourue en des temps plus prospères. Splendeur et misère du cycliste immobilisé. Après un bon repas et avant un bon repos, pèlerinage au cimetière d’Aullène pour éprouver la dialectique de la finitude et de l’éternité.

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